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Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Gilgamesh

© Xavier Pierre, Shizuoka Performing Arts Center

Une création de Miyagi Satoshi et le Shizuoka Performing Arts Center – au Théâtre Claude Lévi-Strauss/musée du Quai Branly-Jacques Chirac – spectacle en japonais surtitré en français

C’est autour de la grande épopée sumérienne, Gilgamesh, que s’articule la nouvelle création de Miyagi Satoshi, donnée en première mondiale au Musée du Quai Branly. Le metteur en scène japonais connait bien l’endroit, il y avait créé en 2016 le Lièvre blanc d’Inaba et des Navajos pour les dix ans du musée, à partir des écrits posthumes sur le Japon de Claude Lévi-Strauss qui établissait des correspondances entre certains mythes d’Asie et des cultures amérindiennes.

Gilgamesh est un récit d’apprentissage sur l’éveil de son héros à la sagesse. Demi-dieu doté d’une énergie hors du commun et d’une certaine arrogance, il n’est pas bienveillant à l’égard de son peuple qui s’en plaint aux dieux. Ces derniers envoient à ses côtés une créature douée de la même force physique que lui, Enkidu, pour contrer son attitude. Se noue entre eux une amitié indéfectible à travers leurs exploits communs. Gilgamesh voudrait transformer la cité d’Uruk, son royaume, en état de grande magnificence, mais pour construire la cité une énorme quantité de bois est nécessaire. Tous deux partent donc en direction de la Forêt des Cèdres, gardée par le géant Humbaba, chargé par les dieux de protéger les arbres. Ensemble, ils triomphent de lui, transgressant le caractère sacré de la montagne, puis écrasent le Taureau céleste envoyé par la déesse Ishtar pour se venger d’avoir été éconduite par Gilgamesh. Pour les punir du meurtre de Humbaba, les dieux décident de la mort d’Enkidu. Face à la solitude, Gilgamesh se sent prêt à vaincre la nature et se lance dans la quête de l’immortalité. On le suit à l’autre bout du monde où il rencontre l’immortel Utanapishti, héros du Déluge, qui lui dit où trouver la plante d’immortalité qu’il recherche.

De ce récit épique de Mésopotamie, une des œuvres les plus anciennes de l’humanité datant du deuxième millénaire avant JC, Miyagi Satoshi a retenu deux épisodes : le saccage de la Forêt des Cèdres et le voyage vers l’immortalité. Il a construit le spectacle en deux actes et partant de la transcription en écriture cunéiforme sur des tablettes d’argile, a travaillé la musicalité de l’oralité et mêlé le texte aux ponctuations musicales.

Vêtus de somptueux costumes d’un bleu moiré, les musiciens sont installés côté jardin dans une grande solennité, concentrés sur leurs percussions et instruments à vent, des plus petites clochettes aux xylophones et tambours. Sur scène, côté cour, les diseurs-conteurs en demi-cercle vêtus de ce même bleu chatoyant portent le texte et la psalmodie du récit. Ils sont la voix des personnages qui miment et dansent l’action. Des paravents or et argent font des va-et-vient et créent de micro-espaces scéniques et les éléments du fantastique. La légende est ponctuée de l’imagerie accompagnant le récit : les gazelles, le point d’eau, le chasseur, la danse de la séduction, le rêve de Gilgamesh. Il y a des séquences d’ombres chinoises, de mime, de danse, des duels et combats, des tissus et figurines. Humbaba est une marionnette géante à trois têtes qui se déploie dans son gigantisme, manipulée par huit acteurs cachés sous des mètres de tissus. Il y a d’extraordinaires jeux d’ombre et de lumière, de riches costumes, des hommes scorpions, du rouge cardinal car la mort rôde partout. La plante trouvée, le serpent vole, la marche continue, Gilgamesh rentre à Uruk.

Récit sur la destinée, sur la vie et la mort, sur l’amitié, en même temps que conte fantastique et affrontement entre les hommes et les dieux, Gilgamesh est plein de rebondissements, la sagesse au bout de la route. Les chapitres sont annoncés par sur-titrage : première tablette d’argile, seconde tablette, et jusqu’à la septième. Miyagi Satoshi construit un univers visuel et sonore de toute beauté. Le metteur en scène a étudié l’esthétique à l’Université de Tokyo et présenté dès 1986 de nombreuses performances en solo où il lie de grands récits à une méthode corporelle proche de la danse et du clown. Il fonde la compagnie Ku Na’uka en 1990 et développe une méthode basée sur la gymnastique orientale de même qu’une technique d’interprétation où deux acteurs interprètent un personnage : l’un conte, tandis que l’autre évolue sur scène au fil de la narration. Les textes qu’il met en scène sont de nature très différente, des oeuvres antiques et classiques, européennes aux auteurs japonais modernes, ses spectacles tournent dans le monde. Il a adapté et mis en scène en 2006 un épisode du Mahabharata qu’il a recréé en 2014 et présenté au Festival d’Avignon, dans la carrière Boulbon. Il est revenu en 2017 dans la Cour du Palais des Papes, avec Antigone de Sophocle et a présenté Révélation Red in blue trilogie, de Léonora Miano en 2018, au Théâtre national de la Colline. Il est directeur artistique depuis 2007 du Shizuoka Performing Arts Center, ayant succédé à Tadashi Suzuki.

Gilgamesh, que présente Miyagi Satoshi, est programmé dans le cadre d’un cycle sur L’Épopée et le thème Héros, Héroïnes élaboré par le musée du Quai Branly – dont la mission est de « créer des ponts entre les cultures. » L’objectif du metteur en scène et du Shizuoka Performing Arts Center, dont les acteurs et musiciens sont à féliciter, convient bien, car pour lui « Le Théâtre est une fenêtre pour regarder le monde. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2022

Avec les acteurs, musiciens et équipes techniques du Shizuoka Performing Arts Center – du 24 au 27 mars 2022, Théâtre Claude Lévi-Strauss, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 37 quai Branly. 75007. Paris. Site : www.quaibranly.fr – tél. : 01 56 61 70 00.

Masques et danses des Maîtres du fleuve

© Musée du Quai Branly – Jacques Chirac

Marionnettes bozo du Mali, au musée du quai Branly-Jacques Chirac/Théâtre de Verdure, en partenariat avec la maison des Cultures du Monde.

Au bord du fleuve Niger, près de Ségou, au Mali, Kirango est un village où vivent un peuple d’agriculteurs, les Bamanas et un peuple de pêcheurs, l’ethnie Bozo. Ils font partie des Mandingues et sont appelé « Maîtres du fleuve. » A certaines occasions les deux communautés célèbrent une fête rituelle, moment important de la vie sociale autour des masques, au rythme des tambours et de la danse.

L’association des jeunes du quartier Jaka organise de loin en loin la fête des pêcheurs, lors de la circoncision des garçons d’une même classe d’âge, ou lors d’un événement particulier. La fête se célèbre autour de la sortie de masques aux formes animales, fabriqués artisanalement et appelés marionnettes bozo. Elle est le reflet de leur identité culturelle. De grands masques représentant des animaux, mythiques ou réels, les sogow, relient le monde des esprits à celui des humains. Quand le secret sort, les esprits paraissent. Les pêcheurs Bozo, descendants de Faaro, esprit de l’eau et vivant sous l’eau, dieu créateur selon la légende, appellent cette manifestation do bò / la sortie du secret.

Dans les temps précoloniaux les Bozo furent les premiers à pratiquer des défilés de sogow/masques-marionnettes ils sont les précurseurs de cette tradition. La fête se passe sur les pirogues qui défilent sur le fleuve Niger, pendant le jour, plus de deux cents femmes y prennent place pour chanter, masques et castelets y sont déposés. Sur la première pirogue se trouvent le masque du méchant chimpanzé/ Gonfarinman ainsi que deux castelets couverts d’étoffe. L’un porte une tête d’oiseau/Kono, l’autre une tête de cheval/So et un cavalier sur le dos.  Chanteurs et joueurs de tambour se tiennent sur la deuxième pirogue. La troisième pirogue porte un castelet d’étoffe et de paille, sur lequel se dresse une tête d’antilope/Koon. Le soir, la fête se poursuit sur la place publique, les sogow de nuit, fabriqués en tissu, représentent des animaux aquatiques ou terrestres, comme les poissons/Wulujege et Saalen, les scorpions/Bunteninw figure de jumeaux, le crocodile/Bama, le serpent/Sa. Autour d’eux nage un poisson, ou un crocodile.

Dans le charmant Théâtre de Verdure du musée du quai Branly où l’on est si bien un dimanche d’été, sont réunis huit danseurs et musiciens, une chanteuse-danseuse, pour ce spectacle inédit, Masques et Danses des Maîtres du Fleuve. Nous ne sommes pas sur les rives du fleuve Niger, les danseurs présentent les sogow du côté jardin au côté cour, sur un plateau peu profond mais de belle ouverture permettant une circulation fluide et un geste ample de la marionnette. On y retrouve les figures animales et mythiques énoncées ci-dessus, masques de jour : méchant chimpanzé fabriqué dans des sacs de jute récupérés (100 kilos), cheval qui danse, antilope au castelet de paille, oiseau aux plumes de couleurs, esprit de l’eau femme-sirène aux ongles de magicienne, et masques de nuit : poisson-capitaine, scorpions de couleur orange et qui dansent, crocodile à la longue queue, serpent rebelle et brave hippopotame. Certains animaux rampent, le danseur enfermé dans le tissu carapace n’a souvent qu’une faible visibilité, il est guidé par l’un d’entre eux, à l’aide d’une cloche.

Ce défilé de sogow est porté, tout au long de la représentation, par les tambours qui battent le rythme et par le chant en langue bamanan de Fatoumata Famanta. Ce chant accompagne le thème animal, comparant les poissons à un miroir d’or, ou parle des prouesses de chasse des Bozo, ou encore évoque la jalousie. La danse Sogolon, collective, qui ouvre et ferme le spectacle, et la danse Tèrè qui se danse en duo, s’ancrent dans le sol. Les danseurs et la chanteuse portant un vêtement écru magnifiquement couvert de signes noirs – lettres et symboles – tiennent à la main des foulards noirs et déposent, au début du spectacle, des calebasses. Tous sont à féliciter chaleureusement.

Inscrites depuis 2014 sur la liste Unesco du patrimoine culturel immatériel, les Marionnettes bozo du Mali, sont un événement rare où se côtoient le réel et l’imaginaire. Le partager est un privilège. L’anthropologue néerlandaise, Elisabeth den Otter, spécialiste des marionnettes non-européennes, est venue initier le public en introduction au spectacle. Ce bel événement du musée du quai Branly a provoqué l’enthousiasme des petits et des grands.

Brigitte Rémer, le 21 juillet 2021

Distribution – Manipulateur, danseur et chef de la troupe : Amadou Famanta – Manipulateurs et danseurs : Adama Dembele, Madou Kone, Soumana Karabenta, Oumar Konta – Tambours bongolo et nganga : Bougadary Fanafo, Ibrahima Famanta, Yaou Karabenta, Moulaye Niono – Chant soliste : Fatoumata Famanta.

Les samedi 10 et dimanche 11 juillet à 16h, musée du quai Branly-Jacques Chirac / Théâtre de Verdure, 37 quai Branly 75007 Paris. M° Alma-Marceau (ligne 9), RER C Pont de l’Alma, Bus ligne 92 Bosquet-Rapp. Accès gratuit sur présentation d’une contremarque (retrait 1h avant le spectacle, à l’accueil dédié dans le jardin) – Vu le 11 juillet 2021.

 

A toi appartient le regard et…

Gosette Lubondo, Imaginary trip II © musée du quai Branly – Jacques Chirac (2018)

A toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses. Photographies et vidéos contemporaines – Commissaire d’exposition, Christine Barthe – Musée du Quai Branly Jacques Chirac.

Ce titre a pour source l’expérience visuelle faite en 1800 par un écrivain allemand, August Ludwig Hülsen, qui lors d’un voyage en Suisse décrivant les chutes du Rhin, soulignait la capacité de l’œil à recomposer une unité dans un paysage étranger perçu jusque-là par fragments. Les questions que posent l’exposition partent de cette description : pouvons-nous percevoir le monde par les yeux des autres ? Jusqu’où les expériences visuelles des artistes peuvent-elles nous transporter ? Comment l’image découpe-t-elle un fragment, dans le réel ?

L’exposition cherche ses réponses et propose un parcours à travers l’œuvre de vingt-six artistes utilisant la photo, la vidéo, et l’installation d’images. Ils sont, à travers leurs œuvres, en quête des concepts d’identité et de mémoire qu’ils posent chacun selon un angle de vue qui lui est propre. Les oeuvres sont regroupées en cinq chapitres : L’image est-elle un coup d’œil arrêté ? Se reconnaître dans une image. Les images se pensent entre elles. Histoire des paysages. Passages dans le temps.    

L’exposition débute par un ruban d’autoportraits de l’artiste d’origine camerounaise, Samuel Fosso, spécialiste de la métamorphose, qui recouvre en une ligne sinueuse ininterrompue les murs en spirale. La série présentée, SixSixSix (2016), 666 tirages polaroid, montre les transformations de son visage/image, sans maquillage ni accessoire, de manière obsédante et inquiétante. « Le sujet c’est moi. Mais le sujet c’est une autre personne qui raconte l’histoire d’une autre personne » déclare-t-il. Les photographies de deux artistes latinos sont ensuite mises en vis-à-vis : celles de Cynthia Soto, du Costa Rica, qui joue avec la photo analogique en décalant les cadres et qui livre des paysages fragmentés comme son Paysage (re)trouvé : à la recherche du paradis perdu, en trois clichés ; celles de l’artiste mexicaine, Daniela Edburg, qui établit des passerelles entre la nature et les échantillons qu’elle met en écho, en travaillant le cadrage à l’ovale – ainsi un extrait de lave noire rapporté d’Islande donne la réplique à la photo du site où il a été prélevé.

On passe d’un univers à l’autre avec fluidité à travers les regards d’artistes de pays et continents différents. D’Afrique du Sud, sont présentés plusieurs artistes : Santu Mofokeng, disparu en janvier 2020, à qui l’exposition est dédiée avec L’album photos noir/Regardez-moi, diaporama tournant en boucle (photo ci-dessous).

S. Mofokeng © musée du quai Branly

Il avait l’art de capturer le quotidien et depuis une vingtaine d’années collectait les photographies anciennes et parfois abîmées auprès des familles de Soweto, à la recherche de la mémoire de l’apartheid. Jo Ractliffe, l’une des photographes sociales sud-africaines les plus influentes et figure de référence s’intéresse aux zones frontières, et montre Greeting the Dead, Pomfret Cemeter de la série The Borderlands – où des enfants font cercle autour d’une tombe qu’on ne voit pas et d’un paysage désertique, image en noir et blanc d’une grande force. D’abord photojournaliste en Afrique du sud où il est né, Guy Tillim sillonne les rues de Harare (2016) et Nairobi (2018) cherchant à capter les signes des changements politiques, économiques et sociaux dans les villes, vues à travers le quotidien et les mutations du paysage urbain. Sa série s’appelle Museum of the Revolution.

D’Asie, Dinh Q.Lê présente une multitude de photographies anciennes, de lettres, cartes et petits mots, traces des années 1920 à 1970 qu’il a collectionnées et accrochées aux fils de grandes moustiquaires dressées en un imposant dispositif. Il cherche à sauvegarder le passé et à ranimer la mémoire de son pays, le Viêtnam, qu’il avait quitté à l’âge de dix ans avec sa famille, pour raisons de guerre contre le Cambodge. Crossing the Farther Shore est le nom de ce travail qui fait écho à son expérience de réfugié en Thaïlande. Lek Kiatsirikajorn, photographe thaïlandais, parti à la recherche de ses repères personnels et familiaux, présente une série intitulée Lost in Paradise, dans une démarche plus méditative. José Luis Cuevas, photographe mexicain qui se situe entre documentaire et fiction rapporte du Japon où il a effectué plusieurs résidences, une série, A kind of Chronic Disease dans une vision teintée d’étrangeté à travers un monde plutôt hostile. Portrait of a young student, Tokyo, en atteste. De Corée du Sud, Che Onejoon documente l’histoire de son pays avec A monumental Tour/Une tournée des monuments en témoignant de constructions mégalomanes construites par la Corée du Nord dans la guerre diplomatique que se livrent les deux parties du pays. Une vidéo de Ho Rui An, de Singapour, Solar : A Meltdown/Solaire : un effondrement, parle de la production et de la circulation des images dans le contexte de la mondialisation.

D’Afrique et plus précisément de République Démocratique du Congo, deux artistes retiennent l’attention : Gosette Lubondo et son Imaginary trip qui mêle la fiction et le réel autour de bâtiments abandonnés, dans un contexte onirique qu’elle construit par un effet de surimpression. Certains personnages – dont la photographe elle-même, parfois présente dans la scène, non pas à titre d’autoportrait mais comme un personnage – sont comme des apparitions, sortes d’âmes mortes. Il y eut Imaginary trip I en 2016. Il y a aujourd’hui Imaginary trip II réalisé en 2018 dans le cadre des Résidences photographiques du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Sammy Baloji fouille de même la mémoire de son pays, la RDC et reprend des éléments de l’administration coloniale belge et de l’exploitation des travailleurs dans les mines et les plantations, à partir de 1926. Son œuvre, Essay on urban planning, juxtapose des vues aériennes de la capitale du cuivre, Lubumbashi, anciennement Élisabeth-ville à des boites d’insectes provenant du Musée national de la ville. Il fait ainsi référence aux travailleurs sous contrainte chargés de lutter contre l’invasion de mouches dans la ville, à cette époque-là. « Superposer le passé au présent relève de la volonté de faire un parallèle entre les abus qui existaient et ceux qui existent encore. Ce qui m’intéresse, c’est d’interroger les legs de ce rapport de force et de pouvoir entre le Congo et la Belgique » dit l’artiste. D’Afrique encore, mais venant d’Égypte, Heba Y. Amin présente The Earth is an imperfected Ellipsoid, impressions pigmentaires noir et blanc sur papier, textes gravés au laser sur bois. Elle avait entrepris, en 2014, un voyage prenant pour itinéraire Le Livre des routes et des royaumes écrit au XIème siècle par Al-Bakri, géographe de Cordoue qui avait consigné les récits des marins et des marchands décrivant les modes de vie, les coutumes, les villes traversées etc. L’artiste utilise cette métaphore pour mettre en parallèle deux époques et rappeler que ces mêmes routes sont aujourd’hui empruntées par les migrants.

D’autres artiste encore dévoilent leurs processus de recherche et de réflexion, nous ne pouvons tous les citer, chaque œuvre est légitime et singulière. Ils et elles viennent d’Algérie, d’Australie, du Brésil, de Colombie, de l’Ile Maurice, de l’Inde, du Mexique, du Venezuela. Tous cherchent à se réapproprier l’Histoire, à la ré-interpréter et s’interroge sur le passé colonial. La commissaire, Christine Barthe – responsable de l’Unité patrimoniale des collections photographiques, en charge des acquisitions en photographie ancienne et contemporaine au Musée du Quai Branly/Jacques Chirac – mêle ici les continents, les paysages et les scènes d’intérieur, les niveaux de reconnaissance des artistes, les supports – photographies et vidéos et met en dialogue les œuvres et les artistes « Le travail des artistes contribue à modifier notre perception » dit-elle.

A toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses, cette « fenêtre sur le monde » selon les mots de l’artiste Guy Tillim, apporte par cette multiplicité de regards, une réflexion subtile et salutaire sur le monde d’aujourd’hui, à travers le monde d’hier.

Brigitte Rémer, le 18 octobre 2020

Prolongation jusqu’au 1er novembre 2020 – Musée du quai Branly, 37 quai Branly, Paris 75007 – tél. : 01 56 61 70 00 – site : www.quaibranly.fr

Dans le cercle des hommes du Nil

© Nabil Boutros

Arts du bâton de Haute Egypte, par le Centre Medhat Fawzy de Mallawi/Compagnie El Warsha, Le Caire – direction artistique Hassan El Geretly – production Henri Jules Julien – Musée du Quai Branly Jacques Chirac.

Sur la scène se placent une douzaine de danseurs et six musiciens du Centre des arts du bâton. Art masculin cérémoniel et populaire, la danse du bâton ou tâhtib, dégage une grâce infinie. D’emblée les galabiyyas blanches et turbans impriment au plateau un certain prestige. Entre lutte, joute et danse, les figures se font et se défont comme les pleins et les déliés d’écritures ancestrales. Du saut de l’ange à l’arabesque, elles font référence aux derviches, tournant de manière lancinante. Ici, comme une plume au vent, c’est le bâton qui calligraphie l’espace, dans un jeu de courtoisie et de ruse se déclinant en solo, duo ou en collectif, dans l’idée du dépassement de soi.

La danse du bâton est une pratique millénaire dont on trouve trace sur les murs des temples de Louqsor ou les bas-reliefs de Beni Hassan près d’El Minya, dans les tombes de la vallée des rois à Thèbes, et dans d’autres hauts lieux d’Egypte. Perçu par ceux qui le pratiquent comme un art de vivre, l’art du bâton s’inscrit dans le temps des campagnes aux rites populaires et rythme les fêtes religieuses et funéraires. Dans la tradition, l’assemblée forme un cercle, garante d’un esprit de loyauté, de dignité et de fête.

Le Centre des arts du bâton Medhat Fawzi a vu le jour en 1996 à Mallawi, à 250 kilomètres au sud du Caire, par la détermination du metteur en scène Hassan El Geretly fondateur du théâtre El-Warsha, première troupe indépendante d’Egypte créée dix ans auparavant. S’interrogeant sur ses pratiques et parallèlement aux textes contemporains qu’il présente, il choisit de se tourner vers les arts traditionnels de son pays, le conte et le récit, les musiques populaires et le chant, le théâtre d’ombre, l’art du bâton. El-Warsha Théâtre travaille sur ces techniques, au Caire, et apporte dans ses spectacles le geste chorégraphié et le rituel de l’art du bâton en utilisant son potentiel dramatique, théâtral et esthétique.

Quand il fonde le Centre qu’il soutient financièrement, Hassan El Geretly mise sur la transmission des techniques traditionnelles entre les générations. Il fait d’un ancien cinéma désaffecté, le Paradiso, le lieu emblématique des arts du bâton, unique en Egypte, un lieu de compagnonnage qui tourne avec une soixantaine de danseurs et de musiciens, toutes générations confondues. « Comme il n’y a plus de transmission spontanée de ces arts-là, dit le directeur d’El-Warsha, j’ai considéré que c’était des trésors pour l’Egypte et pour l’humanité et qu’il fallait absolument, tant qu’on a un minimum de moyens, garder et salarier les maîtres. »  C’est ce qu’il fait en associant le Centre dans ses actions de diffusion, épaulé par Henri Jules Julien et organise des représentations pour des publics très divers, dans et hors le pays.

Le spectacle présenté ici est éblouissant, l’initiative du Musée du Quai Branly est à souligner. La création lumière de Camille Mauplot met en relief le geste de chaque danseur et de chaque musicien, ainsi que la chorégraphie d’ensemble. Quand le public pénètre dans la salle sont allumés sur scène quelques projecteurs qui font penser aux lucarnes des hammams laissant filtrer une légère clarté colorée. L’invitation au voyage se fait tant par le geste que par la virtuosité des musiciens placés, à certains moments, en demi-cercles. Les joueurs de mizmar au son continu par respiration circulaire, la derbouka et le bendir, les crotales, rythment la mélodie. Les instruments dialoguent entre eux, complices, et portent le geste des danseurs à travers les figures et leurs variations, à l’infini.

Attar, au XIIème siècle, aurait dit : « Voici donc assemblés tous les oiseaux du monde, ceux des proches contrées et des pays lointains. » Si les artistes étaient oiseaux, ils seraient huppes ou hérons, aigrettes ou ibis, ancrés dans la mémoire collective du pays. Ils sont ici chorégraphiés par Ibrahim Bardiss, héritier de l’enseignement de Medhat Fawzy et Dalia El Abd, jeune chorégraphe contemporaine rodée aux exercices d’improvisation développés au Théâtre El-Warsha. Sur la transmission, lors d’un entretien échangé avec lui, Hassan El Geretly énonce un proverbe : « Celui qui côtoie le ferronnier se brûlera à son feu, et celui qui côtoie l’homme heureux se verra à son tour heureux. L’art du bâton, c’est un principe d’apprentissage semblable à celui des compagnons de France, ce sont des transmissions dans lesquelles il y a un moment de chaleur humaine qui imprime comme dans la cire, l’expérience d’une personne dans le corps et l’âme de l’autre, et qui, lui-même,  repart avec autre chose que ce qu’il a reçu. » A ne pas rater.

Brigitte Rémer, le 11 mars 2018

Avec   –  Danseurs/jouteurs : Mahmoud Auf – Abdel Rahman Said – Tarek Gamal – Mohamed Fathy – Ahmed Khalil – Karim Mostapha – Ibrahim Omar – Mohamed Ramadan – Alaa’ Braia’ – Mahmoud Aziz – Omar Ibrahim – Islam Mohamed. Direction Musicale Gamal Mess’ed. Musiciens : Gamal Mess’ed/derbouka – Ahmed Khalil/derbouka – Hamada Nagaah/mizmar – Ibrahim Farghal/mizmar – Ahmed Farghal/tambour. Chorégraphie Dalia El Abd, Ibrahim Bardiss – création lumière Camille Mauplot – Le spectacle est produit par la Compagnie El Warsha, Le Caire et le Centre Madhat Fawzy, Mallawi – Avec le soutien de l’Institut Français du Caire et le Bureau Culturel de l’Ambassade d’Egypte à Paris.

Six représentations, du samedi 10 au dimanche 18 mars 2018 : Samedi 10 mars, 19h -
Dimanche 11 mars, 17h – Jeudi 15 mars, 20h – Vendredi 16 mars, 20h – Samedi 17 mars, 19h – Dimanche 18 mars, 17h. Musée du Quai Branly Jacques Chirac, 37, Quai Branly/ 218 rue de l’Université. 75007-  e-mail : contact@quaibranly.fr – tél. : 01 56 61 70 00/71 72 – Des activités sont proposées autour du spectacle, notamment des rencontres avec les danseurs et les musiciens, des ateliers de percussions et de danse du bâton, des projections, une conférence sur le thème : La danse du bâton, des pharaons à l’Unesco. Informations : www.quaibranly.fr

 

The Color Line

©David Hammons – African American Flag, 1990

Les artistes africains-américains et la ségrégation aux Etats-Unis – Exposition au Musée du Quai Branly Jacques Chirac – Commissariat Daniel Soutif.

C’est un parcours chronologique qui débute en 1865 à la fin de la guerre de Sécession, année également marquée par l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis et l’assassinat d’Abraham Lincoln, le 25 avril. Le vice-Président qui lui succède, Andrew Johnson, plonge le pays dans une période des plus sombres, celle de la ségrégation qui ne reconnaît pas les droits des Noirs et émet des codes noirs spécifiques. Les lois Jim Crow confirment aussi, dans les Etats du Sud, la discrimination et le racisme, entrainant d’importants déplacements de populations. Elles resteront d’actualité jusqu’à la signature du Civil Rights Act par Lindon B. Johnson en 1964, qui abolit les lois Jim Crow et déclare illégale la discrimination reposant sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l’origine nationale.

The Color Line propose une lecture de l’histoire culturelle des artistes noirs qui furent les premières cibles de ces discriminations, et la mise en lumière des grands noms de l’art africain-américain, c’est une première. Ce terme, africain-américain, définissant la double identité des Noirs Américains, date de la fin des années 80 alors que le vocabulaire fut pendant des décennies profondément raciste et dégradant, de negro à black ou afro-american en passant par colored nigger/nigga, coon etc. L’intitulé de l’exposition, The Color Line, joue sur les mots, évoquant les couleurs des tableaux autant que la couleur de peau, car l’art ici rejoint le politique et le social. I am a man s’inscrit en lettres noires sur une toile blanche, dans Condition report réalisé par Glenn Ligon. Ce manifeste fait partie des six cents œuvres d’artistes africains-américains présentées dans l’exposition. Tous furent des marginaux avant d’être admis et reconnus sur la plateforme du marché de l’art ; certaines oeuvres sont aujourd’hui vendues des millions de dollars.

Le point de départ de l’exposition, 1865-1918, traite Des fondements de la ségrégation aux premières luttes et témoigne d’exécutions d’une grande violence : le Petit Journal montre des lynchages et le massacre de nègres à Atlanta, des photos de pendaison, la torture sous différentes facettes, des articles comme Le nègre a été brûlé. Des graphiques d’encre et d’aquarelle illustrent pourtant les progrès économiques et sociaux de la condition des descendants d’anciens esclaves africains restés aux Etats-Unis et furent présentés lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1900, sur le thème : L’Exposition des Nègres d’Amérique, une fierté sociale et culturelle noire.

1914-1945 parle de L’effervescence culturelle et de la radicalisation des violences. Plus de 200000 soldats africains-américains traversent l’Atlantique pendant la grande guerre, mais l’uniforme ne les protège pas davantage et au retour les discriminations restent inchangées. Une série de soixante dessins et aquarelles d’Albert Alexander Smith (1896–1940) montre la vie des soldats à l’arrière du front, avec un peu de convivialité. Après la guerre, un courant nommé New Negro émerge à travers les œuvres de cinéastes, photographes, poètes et romanciers. On célèbre Manhattan noir et en 1926, le Paradis des Nègres. Les sportifs – les boxeurs notamment, montrent la supériorité des Noirs : au début de l’année 1910, le poids lourd Noir Jack Johnson met KO le Blanc James Jeffries et dépasse la ligne de la couleur. Pourtant, des disques spéciaux – the race records – et des cinémas séparés – the race cinémas – voient le jour alors que l’un des premiers films de la production cinématographique noire, Within Our Gates d’Oscar Micheaux, date de 1920. De nombreuses œuvres sont réalisées comme ce portrait de Dox Thrash en 1939, Second Thought or My Neighbor ; une aquarelle de Palmer Hayden, Homesick (1890-1973) ; une série de soixante petits tableaux de Jacob Lawrence, The Migration Series qui illustre en 1940-41 le déplacement de populations intervenu à partir de 1910 en direction de Chicago et de Detroit au nord du pays où le racisme était plus supportable. Harlem prête à différentes qualifications, quartier qu’on nomme ghetto Noir, cancer de l’Amérique ou encore nulle part. Ce mouvement de balancier entre avancées et reculs de la reconnaissance des droits des Noirs est marqué par des œuvres qui dénoncent et luttent contre les discriminations : ainsi 12 millions Black Voices, un recueil de photographies édité en 1941 sur des textes de Richard Wright dévoile le quotidien des Africains-Américains, permettant une grande avancée dans la prise de conscience collective.

1945-1964 présente En chemin vers les Civils Rights. Samuel et Sally Nowak commencent à collectionner les œuvres d’art des artistes africains-américains à partir de 1945 au contact de leurs voisins Albert Barnes et son épouse, grands collectionneurs d’art à Philadelphie, contribuant ainsi à la reconnaissance des artistes Noirs. La lutte pour la conquête des droits civiques sera marquée par des actions diverses telle celle de Rosa Parks en avril 1963, s’asseyant dans un bus, à Montgomery en Alabama, à la place réservée aux Blancs ; telle la grande manifestation de Washington où Martin Luther King prononce son célèbre discours « I have a dream » en août de la même année ; tel l’engagement militant de certains/nes comme Elisabeth Catlett (1913-2012) dont est présentée ici The Negro Woman, une gravure : « Je me suis battue pour les droits des femmes et des Noirs » dit cette artiste, investie au sein du collectif Spiral, dans les années 50 ; telle la représentation par Romare Bearden (1911-1988) de The Block II où il observe, de l’autre côté de l’avenue, un quartier populaire noir.

1964-2014, Contemporains et Africains-Américains est le dernier chapitre de l’exposition. En 1964, l’appellation African-American désigne officiellement les Noirs des Etats-Unis mais beaucoup de chemin reste encore à faire. Dans les années 1965-70, une rébellion noire émerge avec la présence de groupes activistes défendant l’action armée pour protéger les communautés noires. Black is Beautiful est un mouvement dans lequel on trouve le Black Power, Black Muslims et Black Panthers. L’assassinat de Malcom X en 1965, l’emprisonnement d’Angela Davis en 1970 sont dans les mémoires. Au cours de cette période, des expressions artistiques nouvelles voient le jour, comme le free jazz et la poésie de Leroi Jones. Une peinture acrylique sur toile de 1968 de Reginald A. Gammon Jr Martin Luther King Jr, une autre toile représentant un poing noir au bout d’une chemise blanche impeccable passant à travers une porte, en sont les traces. En 1969 pourtant, le Metropolitan Museum de New-York organisant l’exposition Harlem in my mind oublie d’inviter les artistes Africains-Américains.

Inspiré par le mouvement Arte Povera, privilégiant l’espace urbain et les installations éphémères, un artiste majeur, David Hammons, né en 1943 – qui a participé à la scène jazz et artistique africaine-américaine de la côte ouest avant de s’installer définitivement à Harlem en 1975, et qui a vécu le passage de la ségrégation à l’intégration – ré-interprète le drapeau américain, African American Flag, en 1990. Il présente une autre œuvre : Untitled – câbles et masques, créée en 1995 qui se compose d’une multitude de petits masques noirs au bout de fines tiges qui se balancent et laissent leur ombre sur un mur blanc. Ellen Gallagher, née en 1965, présente en 2005 DeLuxe, travaillant de façon répétitive le rapport entre abstraction et figuration à partir d’un corpus d’images issues de la tradition du vaudeville, de la science-fiction et des publicités de magazines populaires noirs tels que Ebony et Sepia. Mickalene Thomas, née en 1971, réinvestit les canons de l’art occidental et propose son interprétation de L’origine de l’univers.

Ces cent cinquante ans de production artistique montrés à travers The Color Line témoignent de la richesse créative de la contestation noire. Des peintures et des dessins, des symboles et des évocations, des couleurs, balisent la route de cette exposition, historiquement et socialement indispensable. De tous temps, les Africains-Américains ont lutté pour rétablir leurs droits et leur dignité et de nombreux artistes ont oeuvré à la réhabilitation de leur place dans la société et la reconnaissance de leur statut d’artiste : ainsi le peintre Henry Ossawa Tanner, dès le début du XXème siècle, contredit  les stéréotypes racistes ; Billie Holiday en 1939 chante au Café Society de New-York Strange Fruit un réquisitoire  de protestation, ce Fruit Etrange n’étant autre que le corps d’un Noir pendu à un arbre ; le comédien Bert Williams déconstruit, par le comique, ces mêmes stéréotypes, dans les années 50 ; de nombreux artistes pourraient ainsi être cités. The Color Line est une exposition d’une grande richesse qui a cherché dans les coins sombres de l’Histoire. L’exposition rend hommage aux artistes africains-américains qui, par leur art, ont lutté contre le racisme et la discrimination. Autant dire que l’art a tenu une place essentielle dans la quête d’égalité et d’affirmation de l’identité noire de cette Amérique de la ségrégation qui, après l’esclavage, a duré plus d’un siècle.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2017

Commissaire d’exposition : Daniel Soutif – assistante du commissaire Diane Turquety, historienne de l’art – Scénographie de l’exposition Laurence Fontaine – coédition d’un catalogue musée du quai Branly- Jacques Chirac/Flammarion (400 pages, 700 illustrations, 49€).

Du 4 octobre 2016 au 15 janvier 2017 Musée du Quai Branly Jacques Chirac, Galerie Jardin – 37 Quai Branly. 75007 – métro : Bir-Hakeim, Ecole Militaire – www.quaibranly.fr